En français québécois, les données normatives sur le développement phonologique des enfants francophones de 2 à 5 ans ont longtemps été limitées. Les travaux de Brosseau-Lapré et collègues (2018), MacLeod et al. (2011), Rvachew et al. (2013) et Brosseau-Lapré (2013) permettent maintenant d’établir des repères fiables pour comprendre l’acquisition phonologique typique.

Mais qu’en est-il lorsqu’un enfant apprend deux langues ? Comment s’articule l’acquisition phonologique en langue seconde ? Et comment distinguer une différence liée au bilinguisme d’un trouble phonologique réel ?

Acquisition phonologique en français québécois

Un phonème est considéré acquis lorsqu’il est produit correctement dans 90 % des contextes, toutes positions confondues (Brosseau-Lapré et al., 2018). Il est en voie d’acquisition lorsqu’il est produit correctement environ 75 % du temps.

Les études québécoises montrent la progression suivante :

Vers 2 ans

  • Acquisition : /n/
  • En voie d’acquisition : /m/, /t/, /d/, /p/, /b/

Vers 3 ans

  • Acquisition : /m/, /t/, /d/
  • En voie d’acquisition : /z/, /f/, /ɲ/

Vers 4 ans

  • Acquisition : /p/, /k/, /g/, /l/, /w/, /f/
  • En voie d’acquisition : /b/, /d/, /ɲ/

Vers 5 ans

  • La majorité des consonnes sont acquises.
  • En voie d’acquisition : /s/, /ʃ/ (« ch »), /ʒ/ (« j »), /j/

Intelligibilité

Selon le projet ELLAN (Sylvestre et al., 2020) :

  • 3 ans : 78 % des consonnes correctes
  • 4 ans : 89 %
  • Intelligibilité complète autour de 7 ans

Pour le portrait complet, consulte notre billet :

Développement des sons de la parole

Acquisition phonologique en contexte bilingue

Quand un enfant apprend une deuxième langue (L2), il suit le même ordre développemental qu’un enfant monolingue. Les sons acquis plus tard en français, comme /ʃ/ et /ʒ/, demeurent plus tardifs même chez un enfant exposé à une autre langue.

L’acquisition phonologique en L2 n’est donc pas aléatoire : elle suit des séquences universelles, modulées par les caractéristiques phonologiques de la langue première (L1).

Exemples d’interférences entre la L1 et le français

Les interférences se produisent lorsque l’enfant utilise un son de sa L1 pour remplacer un phonème absent dans son système. Ce sont des manifestations attendues du bilinguisme.

  • Espagnophone → Français : Absence du contraste /ʃ/–/s/. « chat » → [tʃa] ou [sa].
  • Arabophone (dialectes majoritaires) → Français : Absence de /p/. « papa » → [baba].
  • Arabophone (dialectes sans /v/) → Français : /v/ remplacé par /f/. « vélo » → [felo].
  • Anglophone → Français : Absence de /y/. « lune » → [lun].
  • Mandarinophone → Français : /r/ remplacé par /l/. « rouge » → [luʒ].
  • Vietnamien → Français : Absence de /ʒ/. « jaune » → [zan].

Ces substitutions sont prévisibles et cohérentes avec la structure phonologique de la L1, et ne sont pas un signe de trouble.

Différence ou trouble phonologique ?

Indices d’une différence liée à la L1

  • Substitutions cohérentes et prévisibles selon la L1.
  • Difficultés surtout sur les phonèmes absents de la L1.
  • Progression observable après 12–24 mois d’exposition à la L2.
  • Intelligibilité adéquate en L1.

Indices d’un trouble phonologique

  • Erreurs atypiques ou incohérentes présentes dans toutes les langues de l’enfant.
  • Erreurs développementales persistantes en L1.
  • Absence de progression malgré l’exposition.
  • Impact significatif sur la communication dans les deux langues.

Comment soutenir l’acquisition phonologique bilingue

Valoriser la langue première

Le maintien de la L1 soutient la conscience phonologique et facilite l’apprentissage des sons de la L2.

Cibler les sons communs entre L1 et L2

Prioriser les phonèmes partagés facilite la généralisation et soutient l’intelligibilité dans les deux langues.

Vérifier la discrimination auditive

Avant de travailler la production, s’assurer que l’enfant discrimine le contraste pertinent, notamment via les paires minimales.

Stimuler la conscience phonologique

Elle soutient l’acquisition de nouveaux contrastes, surtout lorsque le phonème est absent en L1.

Travailler les erreurs développementales en L1

Si un phonème n’est pas acquis alors qu’il devrait l’être en L1, il devient une cible prioritaire.

Prioriser l’impact sur l’intelligibilité

Choisir des objectifs qui améliorent le plus la compréhension globale de l’enfant, dans toutes ses langues.

Ressources pour les professionnelles

Speakaboo: https://www.kentalis.com/resources/speakaboo

Application gratuite permettant d’évaluer les sons de la parole et d’obtenir des grilles d’analyse multilingue.

Trousse de stimulation des sons de la parole: https://melissafarkouh.com/produit/trousse-complete-des-sons-telechargeable/

Un outil complémentaire pour soutenir la progression phonologique et l’implication parentale.

Points essentiels

  • L’acquisition phonologique suit une trajectoire développementale claire, même en contexte bilingue.
  • Les interférences reflètent les propriétés phonologiques de la L1 et ne sont pas des signes de trouble.
  • Un trouble phonologique se manifeste dans toutes les langues de l’enfant.
  • Les interventions doivent tenir compte de la L1, de la L2 et de l’intelligibilité globale.
  • Des outils adaptés soutiennent une évaluation linguistiquement appropriée.

Références

  • Brosseau-Lapré, F. et al. (2018). Développement phonologique des enfants franco-québécois.

  • MacLeod, A. et al. (2011). Speech acquisition in Canadian French.

  • Rvachew, S. et al. (2013). Normes phonologiques québécoises.

  • Sylvestre, A. et al. (2020). Projet ELLAN.

  • ASHA. Multicultural Phonology Resources.

  • Speakaboo. Outils d’analyse phonologique.

  • Brosseau-Lapré, F., & MacLeod, A. (2022). Phonological development and crosslinguistic transfer in bilingual children. Canadian Journal of Speech-Language Pathology and Audiology, 46(3), 1257–1274.

    https://cjslpa.ca/files/2022_CJSLPA_Vol_46/No_3/CJSLPA_Vol_46_No_3_2022_1257.pdf

  • MacLeod, A. A. N., Rvachew, S., & Brosseau-Lapré, F. (2020). Phonological acquisition in Canadian French: Normative data and clinical implications. Canadian Journal of Speech-Language Pathology and Audiology, 44(3), 1200–1215.*

    https://cjslpa.ca/files/2020_CJSLPA_Vol_44/No_3/CJSLPA_Vol_44_No_3_2020_1200.pdf

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